Didier et Olivier Guillion • Sapiens, 5eme axe

Les frères Guillon sont les créateurs de deux superbes jeux, Sapiens et le 5eme axe sortis chez Loriciels.

Salut, et merci d’avoir répondu présents pour une petite interview ! Pour ceux qui ne vous connaissent pas, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Bonjour, nous sommes deux frères, Didier et Olivier. Nous vivons et travaillons à Toulouse. Nous sommes “tombés” ensemble dans la micro-informatique en 1982, date à laquelle nous avons acheté notre première machine (un Commodore Vic 20).
Un an plus tard, nous publiions notre premier programme, un langage de programmation pour les enfants, inspiré du Logo. Nous avons ainsi œuvré en tant que “programmeurs indépendants” sur différentes machines (Commodore, Thomson, Amstrad, Atari…) jusqu’en 1988, année où nous avons fondé notre propre société, Myriad, dans laquelle nous avons continué à travailler ensemble, jusqu’à aujourd’hui. (www.myriad-online.com)

Didier

Olivier

Quels sont les jeux que vous avez créés ou contribué à développer dont vous tirez le plus de fierté, de satisfaction ?

Certainement le 5e axe (1985), qui est le premier à avoir rencontré un certain succès, et Sapiens (1986), pour l’originalité du concept.
Vous avez contribué à réaliser le jeu Sapiens. Qui a travaillé avec vous, et quel était votre rôle ?

À l’époque, la vaste majorité des jeux qui sortaient sous le label d’une marque connue (Loriciels, Infogrammes…) étaient en fait réalisés de bout en bout par des indépendants, qui proposaient le produit fini et étaient rétribués aux “royalties”. Une fois tout terminé, on envoyait le “manuscrit” (la cassette ou la disquette contenant le jeu), et on attendait près du téléphone qu’un éditeur nous rappelle.

Un peu comme l’édition littéraire à l’heure actuelle. Donc, notre rôle sur Sapiens est allé de l’idée de départ à la conception, programmation, graphismes, etc. Tout, sauf la musique qui a été composée par Gilles Soulet, et l’édition et la commercialisation du jeu, assurées par Loriciels.

Vous avez basé le jeu sur un scénario hors du commun : le cadre de la préhistoire et le destin d’un chasseur qui se doit de nourrir sa tribu. D’où vous est venue l’idée ? Et comment a germé le projet ?

Sapiens était en gestation dans nos cartons depuis un certain temps. Le cadre de la préhistoire nous attirait, car il permettait de faire évoluer le personnage dans un environnement technique relativement simple, et de lui donner un grand degré de liberté. La clé du jeu devait être une bonne connaissance de l’environnement, et nous désirions qu’il n’y ait pas la possibilité à un joueur de donner la “solution” à un autre. Tout ce qu’il pouvait faire, c’est indiquer où étaient les points d’eau, où trouver du gibier ou d’autres tribus.

Mais attention, nourrir sa propre tribu n’est que la première étape du jeu. D’autres épreuves suivent, et ceux qui sont allés jusqu’au bout de Sapiens savent quel est le but ultime. Nous désirions également baser le jeu sur des bases scientifiques assez solides, afin d’éviter les trop gros anachronismes et nous rapprocher de la vie du néandertalien telle que nous pouvions l’imaginer. Aussi avons-nous bondi à la vue d’un dinosaure sur la jaquette du jeu, mais malgré nos protestations, Loriciels, qui avait le “final cut” sur l’édition et la commercialisation, n’a pas voulu le supprimer.

Aviez-vous aussi l’envie de faire un soft qui se démarque ? Car il faut avouer que Sapiens n’est comparable à aucun autre, autant sur le scénario que sur la réalisation.

En effet, nous souhaitions qu’il se démarque. Les jeux d’aventure de l’époque, pour des raisons de place mémoire, offraient généralement un cadre de jeu assez réduit, et des possibilités d’action prédéfinies tout aussi réduites. Il fallait généralement explorer toutes les pièces, collecter tous les objets (qui servaient tous par la suite), combattre tous les personnages rencontrés et le déroulement du jeu suivait un schéma imposé.
Avec Sapiens, nous avons voulu offrir une liberté de mouvement et d’action au joueur, ce qui en a d’ailleurs dérouté plus d’un. On peut aller où on veut, faire à peu près ce qu’on veut, et il y a une infinité de manières d’arriver au bout du scénario. Si vous ramassez tous les objets rencontrés, votre sac est vite plein…
Nous avons également voulu privilégier les contacts avec les autres personnages du jeu. Vous pouvez taper sur tout le monde, mais cela ne va pas vous faciliter la tâche par la suite, les personnages ayant la rancune tenace. Alors qu’avec quelques cadeaux et des mots gentils, vous pourrez vous faire apprécier des autres tribus et procéder ensuite à du troc.

Le jeu a t-il été porté sur d’autres machines de l’époque ? Et pourquoi l’avoir sorti sur CPC ?

Le jeu est d’abord sorti sur Thomson, puis nous l’avons ensuite adapté sur CPC, Atari ST et PC. Mais attention, étant donné qu’il avait été écrit entièrement en Assembleur sur Thomson, le mot “adaptation” signifiait en fait une réécriture complète. Ce n’est qu’à partir de la version Atari que de grosses parties ont été écrites en langage C, facilitant le portage vers le PC.

Il était quasiment impossible d’envisager à l’époque de sortir un jeu sans en proposer une version CPC. Nous avions déjà travaillé sur CPC avec le portage du 5e Axe, donc nous avions les outils à notre disposition, et une bonne connaissance de la machine. Nous ne nous sommes donc pas vraiment posé la question.

D’un point de vue technique comment s’est déroulée la programmation du jeu (et n’hésitez pas à employer le vocabulaire il y a des mordus chez nos lecteurs !!).

L’astuce technique majeure (qui pourrait encore fonctionner pour des jeux actuels) a été de concevoir un module de génération de paysages (vue latérale) basé sur une série de nombres pseudo-aléatoires, la “racine” de la série étant la position du personnage. Ceci permettait, lorsque le personnage revenait à la même position sur le plan de jeu, d’y retrouver exactement le même décor, sans avoir besoin de saturer la faible mémoire de l’ordinateur avec la description du contenu de chaque “case” du plan.

D’un point de vue purement pratique, voilà comment la programmation de la version Amstrad s’est déroulée : À l’époque, les outils de programmation, de dessin d’objets graphiques, de composition musicale, etc. n’étaient pas légion, aussi aviez-vous besoin de créer vous-même tout ce dont vous aviez besoin. C’est ce que nous avions déjà fait sur Thomson et Commodore 64. Aussi, au moment de passer à l’Amstrad, nous avons eu l’idée d’utiliser le Thomson (un MO5 customisé) comme “console maître” et l’Amstrad comme machine asservie.
Nous avons connecté les deux machines ensemble, par un bricolage avec deux fils, et nous avons écrit pour l’Amstrad un petit module de réception de données. Puis, nous avons conçu sur Thomson un cross-assembleur Z80, ce qui nous permettait de développer le programme sur cette machine, et de tester le résultat instantanément sur l’Amstrad, sans être gênés par les bugs éventuels qui pouvaient planter le CPC.
Il nous a ensuite “suffi” de reprendre Sapiens dans sa version Thomson (assembleur 6809) et de le “traduire” en assembleur Z80, tout en essayant de tirer profit au mieux des spécificités techniques de la machine.

Loriciels a été une société reconnue en son temps. Comment expliquer son succès ? Est ce juste le fait de flairer les bons softs à venir ?

Probablement. Nous n’avons eu en fait de rencontre “physique” avec les gens de Loriciels (Laurent Weill, Marc Bayle..) qu’une ou deux fois. Le succès de l’excellent “Aigle d’Or” (Louis-Marie Roques) leur avait donné une très bonne notoriété, aussi lorsque plusieurs propositions d’éditeurs parvenaient à un programmeur, il était enclin à faire confiance à celui qui paraissait le plus solide.
En effet, c’était une vraie jungle à l’époque, et il n’était pas rare que des sociétés d’édition “économisent” sur les royalties des auteurs. Loriciels, dans l’ensemble, était correct sur ce plan-là, contrairement à d’autres éditeurs tout aussi gros, et qui ont pourtant survécu (peut-être y a-t-il d’ailleurs un rapport de cause à effet ?)

Vous avez également réalisé Le 5ème axe, un jeu à la notoriété reconnue. Une ambiance particulière, une animation du perso impressionnante, un concept innovant. Pouvez vous nous en dire quelques mots. Là aussi les connaisseurs apprécieront l’aspect technique !

L’adaptation CPC du 5ème axe a été une vraie souffrance. Nous étions pressés par le temps, car nous avions moins d’un mois pour adapter le jeu sur Amstrad. Nous ne connaissions alors que très peu le Z80, et la comparaison avec le 6502 ou le 6809 (probablement le meilleur processeur 8 bits de tous les temps) n’était pas à son avantage. Nous nous sommes littéralement tués les yeux sur l’écran couleur du CPC, avant de nous décider à n’utiliser l’écran que comme bloc alim, et de connecter un moniteur couleur digne de ce nom. Le manque de couleurs en résolution “fine” nous a obligé à changer la palette sur les différentes zones de l’écran, en synchronisant une interruption avec la trame du moniteur.
Tout ça pour dire que les premiers contacts avec la machine n’ont pas été des plus favorables. Mais nous nous y sommes habitués, et avons commencé à tirer parti des “plus” de la machine : principalement, une rapidité plus qu’honorable pour l’époque, et un circuit son, qui même s’il n’était pas fabuleux comparé à celui du Commodore 64, avait au moins le mérite d’exister (ce n’était pas le cas sur les machines Thomson).

Comment travailliez vous lors de l’élaboration d’un jeu ? Est ce que tout venait d’une idée subite ou y avait t-il plus de réflexion afin de trouver le « truc » qui allait plaire ?

Il n’y avait pas vraiment de recette. Pour “Le 5e Axe”, nous sommes partis de l’animation du personnage, puis ensuite avons imaginé le décor et le scénario au fur et à mesure. Pour Sapiens, cela provenait d’une réflexion à plus long terme. Le projet était dans les cartons depuis quelque temps, et le jeu a été conçu sur papier presque entièrement avant de débuter la programmation. Seuls les détails du traitement (aspect de la vue 3D, décors de la vue latérale, graphisme du personnage) ont été ajustés en fonction des contraintes et possibilités techniques.
Quoi qu’il en soit, l’élaboration des projets était beaucoup plus empirique qu’aujourd’hui. Bien sûr, nous essayions de faire un jeu qui puisse plaire, mais nous n’avions ni sondage, ni étude de marché à notre disposition. Nous faisions d’abord un jeu auquel nous aurions eu envie de jouer nous-même.

Avez-vous une petite anecdote sympathique à nous raconter sur votre période CPC ?

C’est loin, tout ça. Mais nous avons eu sur CPC le plus beau “plantage” de machine, jamais égalé à ce jour. Nous travaillions alors sur le 5ème axe, et suite à une erreur de programmation, l’écran s’est brusquement couvert de pierres assemblées formant un grand mur, et nous avons entendu un cri de douleur sortir des haut-parleurs ! La course incontrôlée du processeur l’avait fait passer par le module de dessin de mur utilisé dans la phase intermédiaire du jeu, puis par la routine qui faisait crier les cyborgs lorsqu’on les détruisait. L’effet a été plutôt surprenant.

Qu’êtes vous devenu après Loriciel ? Avez vous continué dans le jeu vidéo ? Et actuellement êtes vous toujours du métier ?

Le métier du jeu vidéo a radicalement changé depuis cette époque. Il est passé progressivement de l’artisanat, avec toute une floppée de programmeurs indépendants, à de grosses structures industrielles bien organisées. Après la création de Myriad en 1988, nous avons sorti un ultime jeu (Albédo), puis une série de jeux éducatifs. Ensuite, avec le développement d’Internet, nous nous sommes tournés vers le shareware, avec un jeu de réflexion (Awalé).
Nous avons profité, en 1996, des 10 ans de Sapiens, et de la levée légale des droits d’exploitation par Loriciels (nous ne savons même pas si quelqu’un les avait repris depuis la disparition de la société), pour sortir une version actualisée de Sapiens sur Windows et Macintosh. Et depuis quelques années, nous nous consacrons quasi exclusivement à l’élaboration de sharewares musicaux pour Macintosh et PC.

Ravi d’avoir pu discuter avec vous ! L’équipe de Phénix Informatique vous remercie de votre passage ! La conclusion est vôtre, donc si vous avez quelque chose à préciser ou un coup de gueule à pousser c’est le moment !

Le jeu vidéo est devenu une véritable industrie. Cela est dû principalement à la courte durée de vie des jeux et aux moyens financiers colossaux nécessaires à la mise en œuvre de programmes de plus en plus complexes, et au merchandizing qui va avec.
Globalement, tous les domaines du logiciel évoluent dans ce même sens. Le seul secteur où l’esprit de la micro des années 80 subsiste encore, avec des passionnés, des petites structures et des programmeurs indépendants, c’est le shareware et le freeware. Mais la mise en œuvre quasiment inéluctable du brevet logiciel en Europe permettra au “gros” de tuer facilement et légalement les “petits”. En effet, en brevetant un “concept” ou un algorithme, une grosse entreprise peut s’approprier le cheminement de pensée que tout programmeur peut avoir lorsqu’il est confronté à la même difficulté technique.
Il y a donc à parier que chaque programmeur de logiciel enfreindra un ou deux brevets sans même en avoir conscience. Il suffit d’un procès du détenteur du brevet pour couler la petite boîte, les frais liés à sa défense étant déjà supérieur à ses possibilités financières. Mais il faut rester optimiste, seul l’avenir nous dira comment les choses évoluent, et il nous faut simplement espérer qu’il y ait encore dans l’avenir de la place pour tout le monde…

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